Un conte de Laurence Hahn, pasteure

Raphael, l’ange qui désespérait…

Gloria, in excelsis deo (chanter)…
Les anges s’en donnaient à cœur joie en cette nuit de Noël. Ils étaient une chorale immense : les anges avec les archanges.
Leurs chants résonnaient dans la moindre petite église de campagne, dans chaque cathédrale : partout, ce n’était que louange, joie et fête.
Anges et archanges formaient un chœur innombrable de voix accordées à celles des hommes.

Parmi les archanges il y avait Gabriel, Dieu est ma force, celui qui annonce aux hommes quelle est leur vocation, à quoi ils sont destinés.
Michel, “qui est comme Dieu ?”, celui qui tranche avec son épée, qui tranche pour aider à discerner entre ce qui apporte le bonheur et ce qui apporte le malheur.
Uriel, “lumière de Dieu”, celui qui apporte aux hommes la connaissance de Dieu.
Et puis, Raphaël : “Dieu guérit”.

Il fallait une oreille très aiguisée pour se rendre compte que dans cet immense concert donné par les anges, il y avait une voix qui gâchait tout.
Une voix qui coassait comme une grenouille.
Une voix coincée dans la gorge, une voix qui n’arrivait pas à passer, parce qu’elle était noyée dans l’eau salée des larmes.

Cette voix c’était celle de Raphaël. En ce Noël 1918, Raphaël n’arrivait pas à chanter. Il coassait ou sanglotait.
Raphaël n’en pouvait plus. Pendant quatre longues années, il avait parcouru une bonne partie de l’Europe. Il avait arpenté chaque recoin de la Somme, il s’était glissé dans les tranchées de Verdun, il avait marché inlassablement dans les rues d’Ypres.
Partout, il avait été partout : il était entré dans les fermes des campagnes, dans les appartements des villes, accompagnant les porteurs de mauvaises nouvelles.
Il s’était glissé entre les lits dans les hôpitaux de campagne pour soulager, pour caresser, pour éponger des fronts, pour réconforter.

Raphaël, l’ange de la guérison était fatigué.
Le 11 novembre à 11h, les cloches avaient sonné pour dire qu’enfin, cette boucherie était terminée.
Mais deux mois avant déjà, il avait constaté avec horreur que pendant qu’il s’occupait des blessés de guerre, des moribonds sur les champs de bataille, des familles en deuil, autre chose était arrivé, par derrière, sournoisement. Il était tellement occupé à la guerre, qu’il avait baissé la garde.
L’archange Raphaël se demandait s’il était encore compétent.
Non seulement il n’avait plus que très peu de force, mais il n’avait pas su discerner et être attentif : alors que la guerre allait enfin toucher à sa fin, c’est la grippe espagnole qui avait fait son entrée.
En mars, 1e vague.
En septembre, 2e vague, encore plus meurtrière celle-ci.

Ce Noël était un moment de répit, l’épidémie semblait avoir cédé, un tout petit peu.
Mais l’archange Raphaël prenait le contrecoup de plein fouet.
Et il chantait faux, et il grinçait et coassait.
Au point que Dieu le Père himself finit par se dire que “non, ce n’est pas possible. On ne peut pas continuer comme ça. C’est la naissance de mon Fils tout de même. Une voix aussi discordante, ça fait désordre. Je voudrais bien quelque chose d’un peu plus digne !”
Il avait fallu l’oreille de Dieu pour entendre que dans cette myriade d’anges, il y en avait un qui était malheureux et désespéré.

Alors, Dieu convoqua Raphaël.
La tête basse, les plumes des ailes salies par la poussière des routes innombrables qu’il avait parcourues, Raphaël s’approcha, se laissa tomber sur une chaise, replia ses ailes sur son visage et pleura.

[musique]

Dieu le laissa s’épancher. Raphaël était tout de même l’un de ses tout proches, l’un de ses anges les plus fidèles. Il agissait dans la discrétion et la douceur, les hommes ne le voyaient pas toujours s’approcher d’eux. Il faut dire aussi que les hommes étaient exigeants envers lui : ils lui demandaient tout simplement l’impossible. Alors avec une telle charge sur les épaules, il n’était pas étonnant qu’il craque un jour.

Raphaël renifla un bon coup et arriva à articuler :
– J’ai échoué dans ma mission. Regarde le résultat : pendant que je m’activais d’un côté, la maladie et la mort sont arrivées de l’autre. Dis-moi à quoi je sers ? En quelques mois, cette grippe a fait plus de morts que les quatre années de guerre. Un virus qu’on ne voit même pas, qu’on n’entend pas s’est insinué dans la vie des gens et en a tué des millions.

Dieu plissa un front soucieux. Oui, beaucoup de morts déjà, beaucoup trop. Le virus galope. Les hommes mettent en place des gestes barrières, des interdictions de se rassembler, on a fermé les écoles, et les gens, frustrés dans leurs mouvements, ont l’impression que ça n’a pas servi à grand-chose.
C’est le virus qui semble être le patron.

Ce Noël est un répit. Et Dieu pour qui le passé, le présent et le futur ne forment qu’un, voit qu’il y aura dans quelques semaines, une petite 3e vague.
Oh, beaucoup moins forte, mais décourageante.
Dieu sentait bien qu’il fallait se battre sur beaucoup de fronts en même temps.
Et pour cela, Raphaël ne pouvait pas rester seul. Il allait s’épuiser inutilement.

Dieu tira une chaise et s’assit en face de son fidèle serviteur.
Il lui prit tendrement les mains pour les réchauffer, les caresser et les apaiser. Ces mains d’ange abîmées par le travail incessant depuis des siècles, auprès des hommes ; ces mains gercées par le froid, ridées par les épreuves.
Même des mains d’ange ont parfois besoin d’être soignées.

Dieu resta encore un petit moment en silence, puis il fit retentir sa parole pour Raphaël.
– D’abord, tu vas te reposer un peu. Tu vas marcher tout doucement vers la crèche, tu vas y entrer et puis t’asseoir pour puiser auprès de mon Fils, la paix, le réconfort de sa présence, le repos qu’il donne à tous ceux qui s’approchent de lui. Tu vas reprendre des forces, tu vas surtout te les laisser donner. Tu as aussi le droit de souffler un petit peu pendant ces jours de fête. Regarde, les hommes ne s’y trompent pas, eux. Même avec peu de moyens, même avec l’obligation de se retrouver en tout petit comité dans leurs maisons, ils s’accordent ce temps de répit et de joie.
– Ensuite, tu vas apprendre à faire confiance aux hommes et à leur intelligence. Regarde, ils travaillent dur pour trouver des moyens de soigner, de soulager. Rappelle-toi que sans eux, tu ne peux et tu ne fais pas grand-chose. Tu l’as peut-être un peu oublié, à vouloir porter tout seul toute la misère du monde.

Les yeux de Raphaël devinrent humides, encore une fois. C’est clair : quand il avait beaucoup à faire, il avait tendance à oublier les fondamentaux. Il baissait la tête et travaillait comme un bœuf attelé à la charrue, sans plus lever les yeux. Et il ne voyait pas qu’il pouvait compter aussi sur les hommes.

Dieu continua à serrer et à réchauffer les mains de son ange.
– Non seulement, tu vas faire confiance aux hommes, mais je vais t’adjoindre d’autres anges. Tout d’abord Gabriel. Gabriel sait admirablement bien susciter des vocations. Il sait parler au cœur des hommes et des femmes pour les mettre en route, pour leur montrer sur quel chemin ils pourraient s’engager pour le bien de l’humanité. Gabriel va créer une belle chaîne de personnes qui vont se retrousser les manches et se mettre au travail. Avec lui et avec tous ces gens, tu verras, tu te sentiras encore moins seul.

– Je vais aussi envoyer Uriel, à mi-temps. Trop de lumière risque de faire peur. Il en faut un peu, pour redonner du courage, pour que les hommes voient que derrière l’épidémie, derrière la maladie, et même derrière la mort, il y a quelque chose de bien plus grand, quelque chose de plus vaste qui les mettra au large. Mais je crois que oui, un mi-temps suffira.
– Et je vais encore mettre Michel à tes côtés.

Raphaël tiqua un peu. Michel avait un peu un sale caractère ; enfin disons qu’il n’était pas facile à vivre. A se balader constamment avec son glaive à la main, il faisait même un peu peur.
– Si si, Michel aussi sera de la partie. Dans une telle épidémie, il faut trancher, il faut faire la différence entre les vraies fausses nouvelles, et les fausses bonnes solutions. Michel sera pour cela d’un très grand secours. Ne le repousse pas. Il est un peu bourru, pas toujours très poli, c’est vrai. Mais il est très efficace, quand on veut bien l’écouter.
Voilà, avec ces trois compagnons, tu devrais t’en sortir un peu mieux.

Raphaël soupira. Il savait bien que la solution que Dieu lui proposait était excellente : ne jamais rester seul, mettre à ses côtés toutes les compétences, de chacun, reprendre souffle auprès du Christ Jésus.
Mais Raphaël avait une dernière objection, et pas des moindres.

[musique]

Oui, Raphaël avait encore une objection…
– Seigneur, des gens vont tout de même encore mourir. Les morts vont encore s’ajouter aux morts.
Une fois encore, le Seigneur fit silence dans ce qui parut être une éternité à Raphaël.
– Oui des gens vont encore mourir, même moi je ne peux rien contre cela.

Le Seigneur et Raphaël étaient assis l’un en face de l’autre, et Raphaël venait d’entendre la confession de Dieu, où il disait qu’il était impuissant à faire en sorte que personne ne meure.
Raphaël se souvint du moment où Dieu avait créé le ciel et la terre, tout ce qu’ils contiennent, et puis l’être humain, fait d’un peu de boue et de souffle. Il se souvint qu’il l’avait créé mortel, et que seul le Souffle qui venait de l’éternité, retournerait à la vie éternelle.
Et il se souvint aussi que Dieu savait que ça causerait une peine immense à l’être humain que de devoir mourir, et de voir mourir.

– Certes, des gens vont mourir. Mais Raphaël, il s’agirait qu’ils ne meurent pas de n’importe quoi. Tu te souviens de cette histoire fort vieille :
“La Peste était en route vers Damas et croisa à toute vitesse la caravane d’un chef dans le désert.
– “Où allez vous si vite ?” s’enquit le chef.
– “A Damas, j’ai l’intention d’y prendre mille vies.”
Au retour de Damas, la Peste croisa de nouveau la caravane.
Le chef dit :
– “C’est cinquante mille vies que vous avez prises, non mille.”
– “Non, dit la Peste. J’en ai pris mille. C’est la Peur qui a pris le reste.”

Ta mission Raphaël, c’est de guérir les gens de la peur qui les tuera plus certainement que la grippe. Les guérir du désespoir, du manque d’espérance et de vision d’avenir. Ta mission sera de les fortifier, qu’ils soient appelés à vivre encore 1 mois ou 10 ans, ou 50 ans.
Ta mission est de replanter dans leur cœur le germe de la confiance, de l’amour, de la paix qui surpasse tout ce qu’ils peuvent comprendre.
Et enfin, tu devras leur redonner la joie pour que tous ces germes que tu auras réussi à planter dans quelques cœurs, deviennent contagieux.

Dieu put enfin relâcher les mains de Raphaël. Ils se levèrent tous les deux.
Dieu entreprit en riant un peu, d’épousseter les ailes de son archange.
Il souffla sur lui pour fortifier son esprit, et après un dernier regard, Raphaël s’envola à tire-d’aile.

Les anges vivent éternellement. Raphaël vit toujours, Gabriel, Uriel et Michel aussi.
Alors quand vous sentirez comme une douce caresse sur la joue, vous saurez que vous aurez été visité. Quand vous verrez s’accomplir l’inattendu, quand l’espérance renaîtra ici et là, quand vous comprendrez un peu mieux la peine et la joie des hommes, quand vous saurez marcher plus légèrement sur vos routes, vous saurez qu’un ange est passé par là, et qu’il vous apporte la guérison, la clairvoyance, l’esprit de décision et la paix en Dieu.

En ce Noël de répit, vous pouvez avec les anges, reprendre des forces dans la crèche, auprès de l’enfant Jésus. Et vous serez accompagnés pendant toutes les semaines qui viennent.